Place donc à l’utopie !

Il est urgent de placer l’humain et la nature au cœur de nos préoccupations, et l’économie à leur service. S’obstiner à maintenir le profit illimité et la croissance indéfinie comme fondement de l’ordre mondial est totalement suicidaire.

Place donc à l’utopie qui n’est pas la chimère mais le « non-lieu », et j’ajouterais « de tous les possibles », à un réalisme qui réunisse l’intuition et la raison ; que celles-ci nous permettent de sortir de la léthargie et de la peur pour une aventure dans laquelle le risque devient l’expression suprême de la liberté.

C’est à ce prix qu’un nouveau paradigme peut enfin advenir.

Nous voici donc investis d’une vision différente de la vie. 

Et nous nous apercevons que la planète et la vie sous toutes ses formes doivent être préservées. Pour ce faire, il faut placer le féminin au cœur du changement pour stopper une oppression tellement ancrée dans les mœurs qu’elle n’apparaît même pas comme l’exaction qu’elle est.

Il faut éduquer les enfants sans la compétitivité qui les angoisse mais sur la solidarité qui les renforce, les apaise, les reconnecte concrètement à la nature, de telle sorte qu’ils puissent s’ouvrir à la beauté infinie, à sa générosité, à son mystère. Exalter leurs capacités créatives, qu’elles soient abstraites ou concrètes, en particulier le pouvoir et l’habileté des mains, organes par excellence de notre évolution. Développer en eux le sens de la liberté et de l’autonomie.

Il faut re-localiser les activités économiques, produire et consommer localement avec de nombreuses structures agricoles à taille humaine produisant des denrées de haute qualité nutritive selon des principes écologiques préservant les biens communs indispensables à la survie que sont la terre, l’eau, la biodiversité, végétale et animale.

Une autonomie locale éviterait les transports incessants de nourriture de tous les points cardinaux avec leurs corollaires : épuisement de la ressource énergétique, pollution, encombrement des circuits de circulation, appauvrissement et élimination des petits agriculteurs. Cela éviterait cette anecdote caricaturale pleine d’enseignements, vraie, significative de l’absurdité du système de régulation alimentaire. Dans les années 1980, on a pu voir un camion bourré de tomates quittant l’Espagne pour livrer la Hollande ; dans le même temps, un camion bourré de tomates partait de la Hollande pour livrer l’Espagne. Des circonstances incroyables ont fait qu’ils se sont percutés dans la vallée du Rhône, mêlant pêle-mêle des tomates hollando-espagnoles !

De son côté, l’artisanat devrait être en mesure de répondre aux besoins locaux, ainsi que le petit commerce.

Le choix résolu de la microéconomie est le seul à pouvoir faire de chaque citoyen et citoyenne des acteurs de l’économie. Ces autonomies territoriales n’excluent évidemment pas l’échange au plan national ou international qui doit concerner des biens dont l’absence nécessite ces échanges. Tout cela n’exclut pas non plus la production industrielle de biens, ajustés à un usage rationnel, solides, durables, modérés et non cette pléthore générant des rebus monstrueux dont la production massive et significative de l’inintelligence du système – ou peut-être de son cynisme. En dehors de la production conventionnelle, un vaste champ d’innovation s’ouvre aux technologies dites alternatives tenant compte des facteurs énergétiques et écologiques.

Pierre Rabhi, La part du colibri